De l'Art et du progrès social

11/12/22 - Jean-Philippe

De l'Art et du progrès social

La Cité des Splendeurs est une ville riche & cosmopolite, dominée par une classe aristocratique cooptative attachée à ses privilèges & à ses apparats. Comme dans toute société, cette domination se manifeste par une représentation strictement théâtrale qui passe non seulement par des manières de classe, une langue soutenue, une façon d'être ensemble, ainsi que par un système de cliques, mais cette théâtralisation quotidienne d'être- soi se manifeste aussi par un souci de mise en scène du décor, dans l'espace public comme dans l'espace privé. La villa noble est le marqueur social le plus spectaculaire de la noblesse, & il convient pour chaque famille de faire montre de ce qui se fait de mieux, tant dans le raffinement qui témoigne de l'imprégnation de la famille dans la culture d'élite, dans le sentiment de sécurité & de puissance qu'impose le bâti, que dans le confort qu'il propose à ses propriétaires & à leurs hôtes. Comme dans de nombreuses villes, l'usage quotidien de la magie est un luxe inatteignable pour l'immense majorité des gens du peuple, mais les familles nobles aquafondiennes y trouvent un moyen de rivalité aux développements presque illimités, & un outil pour affirmer leur unicité singulièrement conformiste, au même titre que par la mode vestimentaire, les goûts artistiques affichés, ou le raffinement culinaire exposé au cours des fêtes privées.

Des besoins d'élitisme

Ces besoins d'élitisme entretiennent un marché protéiforme, qui va de la production de base quasiment automatisée à la création de pièces uniques. Ce marché reste de structure fort conventionnelle, & n'est pas sans rappeler celui des effigies & sculptures qui va de l'artisanat de statuettes à destination de la spiritualité quotidienne domestique jusqu'à la création par de grands artistes d'œuvres d'art uniques commandées par des particuliers pour les espaces privés ou par des institutions pour les espaces publiques. Contrairement à une idée faussement répandue, l'immense majorité des objets magiques n'a aucune fonction offensive ni défensive. Un bijou légèrement lumineux ou qui ondule gracieusement, un manteau hydrophobe qui protège son porteur de toute intempérie, une robe luxueuse qui se répare elle- même, un baquet qui se remplit d'eau chaude à commande, puis se vide à commande, une fenêtre qui hurle quand elle est cassée, une pointe de plomb qui libère sans s'épuiser une encre de couleur choisie, une pierre en pendentif qui devient rouge quand l'enfant qui la porte tombe malade, une sphère qui devient lumineuse quand une main la caresse & qui s'éteint quand le geste est réitéré, un bonbon qui chasse la timidité pendant une heure, une plume qui enlève toute forme de saleté du vêtement ou du meuble qu'elle effleure, & des milliers d'autres objets du quotidien sont aujourd'hui acquis à prix d'or par les familles les plus aisées. Leurs ressources financières leur donnent accès à une magie devenue quotidienne, banale & leur offre la possibilité de vivre une existence que les gens modestes ne connaîtront jamais — indestructible barrière sociale — car les artisans & artistes qui en sont à l'origine ne peuvent pas les produire en masse suffisante. & contrairement à la technologie, même la plus rudimentaire, qui offre des moyens de production permettant à terme une baisse des coûts & donc des prix, la magie n'inclue pas de fonction de démocratisation de ses progrès : les gens du peuple n'auront très certainement jamais accès aux vraies cornes d'abondance, qui restent le privilège des classes sociales supérieures par une forme de contrat social tacite entre les praticiens de magie & les classes politiques & sociales dominantes. Cette absence de perspective de mouvement de réduction des inégalités des conditions de vie rend impossible tout mouvement historique vers un progrès général, qui serait bénéficiaire à toutes les classes de la société.

Discrimination dans l'accès à la magie

Cette discrimination dans l'accès à la magie ne provoque pas de ressentiment sociétal structurel, d'une part parce que la population reconnait dans le don de magie une possibilité de progression sociale méritocratique, le lanceur de sort, de quelque tradition magique que ce soit, qui pousse jusqu'à l'excellence le don qu'il possède pouvant accéder aux plus hautes sphères de la société, & de la quiddité, d'autre part parce que la pratique de la magie n'est pas perçue comme une injustice : soit le pratiquant est issue d'une classe sociale supérieure & l'ordre social est conservé, soit il a été choisi par des forces préjugées supérieures, les dieux, le destin ou le hasard, & la question de l'injustice ne se pose donc pas, par prédestination. De surcroit, de nombreux lanceurs de sorts, profanes comme divins, prennent une part importante dans le bien commun de la société, comme fonctionnaires, prêtres, artistes, hospitaliers, &c., phénomène qui agit comme soupape sociale d'une redoutable efficacité, phénomène du reste encouragé par les sphères élitistes, en ce qu'il marque encore davantage la frontière entre la main qui donne & celle qui reçoit. Ces actes qualifiés de désintéressés, ce qu'ils ne sont objectivement en rien, reçoivent une publicité très active & très visible malgré les effets infinitésimaux qu'ils induisent sur les conditions générales des populations les plus reléguées. Ils gardent enfin dans l'ombre un phénomène bien plus profond de captation toujours plus prégnante des compétences arcaniques, les différentes factions qui composent la haute société accentuant sans cesse leur course à la magification de leurs rangs & de leurs sangs, au point qu'il est devenu presque impossible de trouver d'étudiante ou d'étudiant de basse extraction dans la plupart des Écoles & Académies. Les profils même des différentes populations s'en trouvent distinctement modifiés, jusque dans leurs chairs.

Extrait de INTRODUCTION AU DISCOURS UR L'ART & LE PROGRÈS SOCIAL écrit et prononcé par Madame Alliciance STERN en ouverture de la septième séance du salon littéraire & de conversation Les Fleurs du Paradis Perdu présidé par Madame Éva STERN & sis au Manoir Amaryllis de Mesdames STERN en l'an mil quatre cent quatre-vingt-onze, en la Cité des Splendeurs.